Chevalier de la Barre

Introduction

Le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre est né le 12 septembre 1745 au château de Férolles en Brie. Il est le fils de Jean Baptiste Alexandre Lefebvre, chevalier et seigneur de La Barre et de Claude Charlotte La Niepce. Sa mère décède alors qu’il n’a que 9 ans et son père quand il en a 17.

En 1762, à l’âge de 17 ans, il est envoyé avec son frère à Abbeville chez une tante, Anne Marguerite Feydeau, abbesse de Willancourt après la ruine de son père qui a dilapidé sa fortune. Elle tient salon et reçoit les personnalités de la ville. Les enfants de ces notables sont une petite bande bruyante, chahuteuse et volontiers anticléricale.

Il est exécuté le 1er juillet 1766 à Abbeville à l’âge de 20 ans après avoir été condamné par le tribunal d’Abbeville puis par la Grande Chambre du Parlement de Paris pour blasphème et sacrilège, à faire amende honorable, à être décapité et ensuite brûlé après avoir été soumis à la question ordinaire et extraordinaire.

La condamnation du chevalier de La Barre est basée sur une interprétation abusive de textes judiciaires et sur la volonté des juges et du Parlement de faire un exemple pour contrer l’influence, jugée nuisible, des philosophes.

Voltaire prit sa défense mais ne parvint pas à le faire gracier.

Il sera réhabilité par la Convention le 15 novembre 1793.

Des hommages posthumes lui ont été rendus par les francs-maçons sur lesquels je reviendrais. Nous sommes à quelques jours du 250ème anniversaire de sa mort. C’est la raison de cette planche pour rappeler ce que fut « l’affaire La Barre ».

Rappel du contexte historique national de l’époque

Nous sommes dans la seconde moitié du 18ème siècle. Il existe une querelle qui oppose les parlements et la monarchie absolue. Les parlements sont également vigoureusement opposés à l’Encyclopédie de Diderot et plus généralement aux philosophes que nous nommerons plus tard les Lumières.

Quelques dizaines d’années auparavant, dans la bulle « Ugenitus » le pape Clément XI avait condamné le jansénisme qui avait été rendue exécutoire en France en 1730. Cette condamnation fait gagner du terrain au gallicanisme parmi le clergé catholique en France.

En 1751, le Parlement de Paris interdit la publication de l’Encyclopédie qui est éditée clandestinement. En 1764 paraît un livre de petit format, intitulé Dictionnaire philosophique portatif, sans nom d’auteur, qui est rapidement identifié comme étant l’œuvre de Voltaire et mis à l’Index par le Parlement de Paris.

Dans les années 1760, en France, trois groupes s’opposent au sujet des prérogatives de la monarchie absolue : les pro-jansénistes gallicans, les pro-jésuites et les philosophes. L’expulsion des jésuites du royaume de France, en 1763, marque la victoire du camp janséniste anti-absolutiste. Cependant, les parlements sont traversés par ces courants, et leurs membres prennent souvent fait et cause plus ou moins ouvertement pour l’un ou pour l’autre.

Les faits, l’enquête et le procès

Le 9 août 1765, deux actes de profanation sont découverts à Abbeville : le crucifix de bois qui ornait le Pont-Neuf est tailladé et des immondices ont été déposé sur une représentation du Christ dans un cimetière. L’émotion qui soulève les braves gens d’Abbeville est canalisée par Mgr de la Motte, évêque d’Amiens, qui ordonne aux fidèles de révéler, au juge séculier, tout ce qu’ils pourraient savoir de l’affaire, sous peine d’excommunication (cela s’appelle un monitoire).

Le procureur du Roi alerté par la rumeur publique se rend sur les lieux et dresse un procès-verbal.

Tous les dimanches, les curés haranguent ainsi les paroissiens, la tension monte. Personne n’a rien vu, mais plusieurs se souviennent que de jeunes fêtards n’ont pas salué la procession religieuse lors de la Fête-Dieu dernière.

Une plainte pour impiété est déposée et une enquête est diligentée.

Les soupçons se portent sur quelques membres de la jeunesse aisée de la ville connus pour leurs frasques et leurs provocations. Trois noms reviennent : Gaillard d’Etallonde, Jean-François de La Barre et Moisnel. Ils s’étaient déjà fait remarquer auparavant en chantant des chansons peu respectueuses de la religion. Ils se seraient même vantés d’être passés devant la procession du Saint-Sacrement sans se découvrir.

Les notables abbevillois s’empressent de mettre leurs fils à l’abri et Gaillard d’Etallonde se réfugie en Prusse. Il ne reste plus à Abbeville que La Barre, sans grand appui familial et Moisnel âgé de 15 ans. Confiant et pensant pouvoir bénéficier de la clémence du système judiciaire grâce au passé prestigieux de ces aïeux, La Barre reste. Et puis, pour le 9 août il a un alibi.

L’enquête policière et judiciaire est menée par un certain Duval de Soicourt, lieutenant de police et maire d’Abbeville. Voltaire écrit de lui : « il faisait son travail avec une conscience de fonctionnaire qui espère un légitime avancement ». Une quarantaine de témoins sont entendus. Les dépositions commencent toutes par « j’ai entendu …, on dit que …, on m’a dit que …. ». Les témoignages suite au monitoire ( de l’Evêque portent le plus souvent sur d’autres faits que ceux qui concernent directement l’accusation, par exemple une attitude irrespectueuse au passage d’une procession. Les témoignages sont néanmoins considérés comme ayant valeur de preuve. La mutilation du crucifix n’a eu aucun témoin oculaire.

Le chevalier La Barre est arrêté le 1er octobre 1765 de même que Moisnel. Peu après, Moisnel reconnait les faits et il incrimine deux jeunes qui ont pris la fuite. La Barre nie les faits qui lui sont reprochés.

Mais, on découvre, après perquisition dans sa chambre de l’abbaye, trois livres interdits dont le Dictionnaire Philosophique de Voltaire. Cela aggrave les soupçons aux yeux de l’accusation et en fait un coupable idéal.

Le Chevalier n’est pas sans soutien : sa tante, personnalité d’Abbeville, son oncle qui est lui-même neveu et protégé du chancelier Henri François d’Agguesseau, avocat général au Parlement.

Le 28 février 1766, le chevalier de La Barre est condamné par le présidial d’Abbeville pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables », à faire amende honorable, à avoir la langue tranchée, à être décapité et brûlé. Gaillard d’Etallonde est jugé par contumace et condamné à la même peine avec un supplice supplémentaire : avoir le poing tranché. Il est décidé que La Barre sera soumis avant son exécution à la question ordinaire et à la question extraordinaire. Quels sont les motifs sur lesquels s’appuie le tribunal pour le condamner ? Les trois principaux attendus du jugement mentionnent qu’il a été « atteint et convaincu d’avoir passé à 25 pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». La Barre fait appel du jugement.

Pour être exécutoire, le verdict d’Abbeville doit être confirmé par le Parlement de Paris. La Barre et Moisnel sont transférés à la prison de la Conciergerie et ils comparaissent devant la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Il n’a pas d’avocat. Le 4 juin 1766, sur 25 magistrats, 15 confirment le jugement d’Abbeville. Du fait de son jeune âge, Moisnel n’est condamné qu’à une amende ordinaire.

Plusieurs personnalités dont l’évêque d’Amiens interviennent auprès de Louis XV au vu de la minceur du dossier d’instruction et surtout, du fait que la sentence est rendue en toute illégalité puisque Louis XIV a ordonné en 1666 que le blasphème ne soit plus puni de mort. Louis XV refuse d’user son droit de grâce probablement guidé par le raisonnement suivant : le Parlement lui a reproché quelques années auparavant d’avoir voulu s’opposer à la poursuite du procès de Damiens, coupable contre sa personne de crime de lèse-majesté humaine. Il a certainement considéré qu’un auteur d’un crime de lèse-majesté divine ne devait pas être traité plus favorablement.

Le Chevalier de La Barre est supplicié le 1er juillet 1766. Il est soumis le matin à la question ordinaire (c’est la soumission à une torture en l’occurrence les brodequins pour le faire avouer). La question extraordinaire est un niveau supérieur de torture toujours dans le même but. La Barre perd connaissance, il est ranimé et il déclare qu’il n’a pas de complices. La question extraordinaire lui est épargnée pour qu’il est suffisamment de force pour monter sur l’échafaud. Il est conduit sur le lieu d’exécution en chemise, dans une charrette avec la corde au cou.

Il porte une pancarte dans le dos sur laquelle est écrit : « impie, blasphémateur et sacrilège exécrable ». Le courage du condamné est tel qu’on renonce à lui arracher la langue. Il est décapité d’un coup de sabre et jeté au bûcher avec un exemplaire du Dictionnaire philosophie de Voltaire qui lui a été cloué sur le torse. Il avait 20 ans. Son exécution suscite des troubles ce qui a pour effet de faire renoncer à poursuivre les autres accusés.

L’intervention de Voltaire et le symbole de l’affaire du chevalier de La Barre

Malade et occupé par la défense d’autres causes, Voltaire s’implique tardivement dans la défense du Chevalier de La Barre. Voltaire écrit sur cette affaire mais pour l’essentiel après l’exécution du chevalier de La Barre. Le fait que l’on ait brûlé un exemplaire du Dictionnaire philosophique en même temps que La Barre, lui fait craindre l’arrestation. Il part en Suisse. C’est de là qu’il mène la contre-offensive. En quinze jours, il établit les motivations réelles des juges d’Abbeville, démasque Dumaisniel de Belleval (lieutenant du tribunal fiscal d’Abbeville qui a été éconduit par la tante du chevalier et qui en aurait conçu une rancœur qu’il aurait dirigé contre le Chevalier) et ses faux témoins.

Mis en cause dans cette affaire, Voltaire s’engage en faveur du chevalier de La Barre et ses coaccusés. Il rédige un premier récit de l’affaire, d’une vingtaine de pages, la Relation de la mort du chevalier de La Barre sous le pseudonyme de Cassen. Dans ce texte, Voltaire démontre la disproportion qu’il y avait entre la nature du délit – une provocation de jeunes gens qui dans la loi française n’entraînait plus, a fortiori, une condamnation à mort – et les conditions horribles de l’exécution. La protestation de Voltaire suffit pour que le tribunal d’Abbeville mette fin aux poursuites contre les autres prévenus. Moisnel est libéré. Duval de Soicourt (lieutenant de police et maire d’Abbeville) est démis de ses fonctions.

Voltaire conteste en outre que le chevalier ait été responsable de la dégradation d’un crucifix. Selon des témoignages, La Barre aurait été dans sa chambre, seul, la nuit de la dégradation.

Voltaire utilise ses relations pour tenter d’innocenter Gaillard d’Etallonde, qui s’est enfui en Prusse. Pour le protéger, il le fait engager dans l’armée prussienne.

En juin 1775 paraît Le Cri du sang innocent, ouvrage signé par Gaillard d’Etallonde, réfugié à Ferney en Suisse, mais vraisemblablement rédigé par Voltaire, qui espère ainsi, mais en vain, la clémence du nouveau roi, Louis XVI.

L’affaire du chevalier de La Barre constitue, avec l’affaire Calas et l’affaire Sirven, une nouvelle occasion pour Voltaire et les philosophes du XVIIIème siècle, de lutter contre l’arbitraire du système judiciaire et de calomnier les ecclésiastiques, qui n’eurent aucune part directe à cette affaire, mais qui la laissèrent suivre son cours, exception faite, en faveur des coupables, de l’intervention remarquable de l’évêque d’Amiens pour demander la grâce de La Barre au Roi. Comme indiqué précédemment, Voltaire a rajouté à son Dictionnaire philosophique, devenu Questions sur l’Encyclopédie et considérablement enrichi, un article intitulé « Torture » dénonçant l’excessive répression qu’avait subie le jeune La Barre.

Hommages posthumes

À Paris, en 1897, des francs-maçons du Grand Orient de France obtiennent l’élévation d’une statue du chevalier de La Barre devant la basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre. Déplacée en 1926, square Nadar, la statue est déboulonnée le 11 octobre 1941 sous le régime de Vichy. Le 24 février 2001, le Conseil municipal de Paris décide d’ériger une nouvelle statue du chevalier de La Barre, square Nadar.

À Abbeville, en 1902, des francs-maçons du Grand Orient de France déposent un bouquet de fleurs à l’endroit du supplice. Cet acte est à l’origine de la création du groupe La Barre qui organisait une manifestation qui traversait le centre-ville d’Abbeville, du monument La Barre qui est érigé en 1907, par souscription volontaire, sur les berges du canal de la Somme, près de la gare, jusqu’à la place de l’exécution.

Des associations existent portant le nom du chevalier de La Barre : à Paris, à Abbeville. Il existe au moins une loge qui a pris le nom de La Barre. Je crois qu’elle est en Essonne.

Conclusion

L’histoire et le martyre du Chevalier de La Barre est un symbole fort pour tous les partisans de la liberté et de la laïcité. Il fut la dernière personne exécutée en France pour blasphème. Il est victime de l’obscurantisme religieux.

Son exécution, symbole de l’arbitraire de la justice et de sa collusion avec le pouvoir religieux, est l’un des grands événements amorçant le processus de « déchristianisation » de la France au XVIIIe siècle.

Le nom, le monument consacré au Chevallier à Abbeville et la statue parisienne à Montmartre de cette victime de l’intolérance religieuse demeurent un point de ralliement pour les tenants de la laïcité, de l’anti-catholicisme et les libres-penseurs.

La Convention en 1793 réhabilitera le Chevalier de La Barre avant d’être élevé à la figure de victime du fanatisme catholique au XIXe siècle. Il est devenu un symbole de la lutte pour la laïcité et une icône de la Libre Pensée.

Il reste pour tous les esprits libres un symbole de l’intolérance religieuse dans un siècle qui s’ouvrait à la modernité et à la tolérance.