Comment un Franc-Maçon peut-il travailler à sa propre liberté de pensée ?

  1. Caractérisation de la pensée

Dans l’absolu la pensée est le processus par lequel l’humain projette une vision ou conceptualise son environnement afin de le comprendre et prendre conscience de son ressenti.

On distingue souvent la pensée rationnelle et la pensée irrationnelle, comme on distingue l’inné de l’acquis. La pensée rationnelle désigne celle qui se vit consciemment, qui est conforme à la raison et aux normes. Elle procède d’une démarche intellectuelle, de la construction d’un raisonnement logique, d’un calcul mathématique ou en somme de tout ce qui peut être normé. Elle fait le plus souvent appel à des valeurs partagées, à un idéal de vie ou à des aspirations communes.

La pensée irrationnelle représente ce qui est subi par l’individu sans qu’il en soit pleinement conscient, de par ses croyances, son imprégnation, ses fantasmes. L’irrationnel nous pousse parfois à agir contre nos principes ou bien de façon irraisonnée. Parmi les pensées irrationnelles figurent aussi les réflexes primitifs, propres à nous protéger des dangers, ces états d’urgence de l’instinct que sont les réflexes d’inhibition qui provoquent les réactions de fuite ou de lutte et déclenchent la peur, la colère, la honte ou la folie. L’instinct est la réaction immédiate, à contrario de la formalisation de la pensée symbolique.

La science occidentale considère la maîtrise de la pensée rationnelle comme un ultime objectif de développement. Les idées et les phénomènes sont accessibles à la pensée rationnelle puisque selon elle ce qui est encore inconnu ne subsiste que parce que les connaissances scientifiques seraient encore insuffisantes.

Mais le cerveau avec toutes ses composantes n’est pas le seul organe intervenant dans la naissance de la pensée. Pour s’en convaincre il suffit d’évoquer la puissance évocatrice de l’odorat. On peut alors valablement estimer que l’on pense avec tout son corps, avec tout son être.

Dans ce qui suit, nous ne traiterons pas des comportements irrationnels qui n’intéressent pas la philosophie.

  1. Les conditionnements de pensée

La question « Comment le franc-maçon peut-il travailler à sa propre liberté de pensée » sous-entend déjà que l’on n’est jamais libre de penser par soi-même. Mais avant d’envisager une liberté de la pensée, il convient de prendre conscience des enjeux et des freins. Car les civilisations ont, de tous temps, cherché à assurer le contrôle social des individus, que ce soit par la domination physique, les cultes, les religions, le travail, l’enseignement, l’information ou le consumérisme. Derrière ces objectifs naissent des sous-jacents qui ne sont pas tous louables. Ils induisent des réflexes inconscients qui ne sont pas conformes aux idéaux des individus qui les subissent. Les Etats, les institutions ou les cultes comptent exercer leurs contrôles sur tous les cercles qui affichent leur liberté de peur de les voir agir contre les pouvoirs en place et donc contre leurs intérêts.

Au travers de son vécu, de son éducation et de son environnement social, l’humain est constamment soumis à des conditionnements mis en place par ces pouvoirs, qui lui permettent malgré tout une meilleure insertion sociale. Mais beaucoup d’autres messages qui nous sont soumis ont pour objet de nous manipuler. Ils laissent croire aux individus que chacun de leurs actes les différencient des autres alors même qu’il s’agit des résultats de propagandes. Il convient donc de prendre conscience de ses valeurs, d’y discerner les croyances pour mieux bâtir sa liberté personnelle.

Au 21ième siècle, la multiplication des sources d’information, de leur vitesse de diffusion, des rapprochements permis par les réseaux sociaux, permet d’être plus éclairé. La diversité des avis permettra-t-elle au final de se forger sa propre opinion sur une base d’information plus élargie ? L’adolescent est particulièrement ciblé et exposé car en période de construction et de doute, il a besoin d’exister aux yeux des autres, de se voir reconnaitre par son groupe social. Il est prêt pour cela à adopter les codes qu’on lui soumet. La force du système est telle que le plus souvent l’adolescent se prétend rebelle à la société alors qu’il en porte toutes les marques et les codes vestimentaires.

Les messages subjectifs de la publicité ou les images subliminales nous percutent sans même que nous nous en rendions compte et nous imprègnent.Les méthodes publicitaires s’appliquent désormais aussi aux sciences politiques. Aussi dans un monde de communication exacerbée vit-on aujourd’hui de grandes manipulations mentales? A chaque évènement majeur succède sa contradiction, par exemple les théories du complot après les attentats du 11 septembre préfigurent une nouvelle forme de négationnisme.

  1. La liberté de penser par soi même

L’homme raisonné doit donc en premier lieu prendre conscience de ces conditionnements afin de mieux lutter contre leurs influences, les remettre en cause et revendiquer son choix de décider en liberté. Il lui faut aussi faire les efforts nécessaires pour rester en éveil constamment et savoir détecter les manipulations et le lobbying. Préalablement à son travail de liberté, il est nécessaire qu’il sache identifier ce qui relève en lui du conditionnement, dans ses comportements comme dans ses valeurs.

Ainsi dans bien des domaines, il est le plus souvent nécessaire de nier ses croyances pour réapprendre, reformuler et retravailler ses sensations pour produire et non plus pour seulement reproduire. Il faut savoir parfois briser les cadres, casser les codes.

Penser par soi-même suppose donc une démarche de réflexion et d’interrogation pour conceptualiser et argumenter rationnellement. Cet apprentissage permet de garantir une réflexion éclairée sur la condition humaine, loin de tout endoctrinement idéologique. La pensée n’existe pas seule, elle forme un tout avec le cadre particulier qui entoure l’être pensant. Le lieu régit la liberté de parole. Dans un tribunal la liberté de parole est encadrée, la pensée sera donc notablement différente.

En guise d’exercice et pour briser le cadre qui nous est fixé au travers de cette question, ne convient-il pas d’inverser les termes « liberté de pensée » pour obtenir « penser en liberté » ? Et les pensées auraient-telles le pouvoir de nous rendre libre ? Le prisonnier incarcéré parvient il à se libérer de ses murs par la pensée ? Ceux qui supportent le mieux leurs conditions de détention utilisent le temps pour s’évader par la pensée et se créer une nouvelle forme de sagesse qui les pousse à parfaire leurs compétences pour une meilleure réinsertion sociale. Ainsi la plus riche et la plus libre des pensées serait la pensée onirique puisque nombre de barrières inconscientes sont abolies lors des rêves.

N’est-ce pas dans la folie que la pensée est totalement libre ? Quelques artistes utilisent parfois des moyens chimiques, alcools et drogues pour booster leur créativité, parfois jusque la folie ou la déraison et pour se libérer du cadre, se projeter vers l’inconnu et s’exprimer de façon totalement sincère.

Dans le domaine du raisonnement personnel, quel est alors le rôle de l’éducation et de l’enseignement ?

L’école est-elle encore aujourd’hui en mesure de développer l’esprit critique et les capacités d’analyse ou bien se réduit-elle à garnir les têtes des seules connaissances utiles au jour de l’examen final ? Des études ont démontré que l’on ne peut pas transmettre un savoir sans le consentement de l’apprenant. On peut seulement lui soumettre des informations qui peuvent, parfois et si certaines conditions sont réunies, comme celles de la confiance et de la sécurité, l’amener à réagir et à se restructurer mentalement. Cette réticence naturelle au changement est peut être l’une des formes de la manifestation de la liberté individuelle de pensée.

  1. Les outils de travail du maçon

L’objet de la Franc-Maçonnerie – un homme libre dans une loge libre – pose comme postulat d‘apprendre à penser par soi-même, dans la diversité d’opinion de ses membres, au travers du chemin initiatique, le respect du temps nécessaire à la réflexion et la confiance que s’accorde mutuellement les Francs-Maçons puisque personne ne portera un jugement définitif d’après les paroles prononcées.

L’apprentissage de la réflexion philosophique et de la pensée rationnelle doit permettre de se saisir d’un vécu existentiel et de prendre de la distance par rapport à l’émotion ressentie. Nous avons vu que dans le monde tel qu’il existe aujourd’hui, la pensée est rarement libre puisque le système est organisé pour modeler les esprits dans des buts précis, pour satisfaire des intérêts particuliers ou mercantiles.

La construction de la pensée peut s’effectuer autrement dans la Franc-maçonnerie de par sa méthode spécifique, de par le rituel et les échanges qu’il génère. La construction de la pensée symbolique est souvent inconsciente. L’usage du symbole permet de travailler très librement, sur plusieurs plans, de façon totalement sincère et décomplexée.

Travailler à sa liberté de pensée n’est pas seulement un travail solitaire d’introspection tel qu’il est pratiqué par les yogis, les ermites, les ascètes, il peut être utile d’y travailler en groupe. On entre en franc-maçonnerie pour apporter sa contribution, pour travailler sur soi-même, mais est-on réellement seul à y travailler ou est-ce la loge entière qui y participe ?

Autrefois l’affranchi était celui qui n’était plus asservi, le franc était celui qui était libre. Le franc maçon quant à lui est-il toujours libre ? Et comment les frères travaillent-ils à devenir libre de penser ? Les enjeux de leur liberté de pensée ne sont-ils pas les enjeux majeurs de toutes les sociétés ? Et comment élever la pensée et faire retentir ma voie ou ma voix?

Le Franc Maçon veut devenir un homme libre et recherche une forme de révolution intellectuelle pour lui-même, des contradictions à ses propres croyances, des envies de communiquer, de reporter les idées à l’extérieur. En paroles comme en silences, le Frère devient perméable, améliore sa perception du monde et se libère. Si le silence qui vient après du Mozart est encore du Mozart, alors le silence est encore du travail.

  1. La méthode de travail du maçon est spécifique :

La liberté de pensée existe lors de l’écoute respectueuse des frères, dans le silence imposé, dans le fait de ne pas avoir d’échanges directs avec les autres membres pour mieux respecter la parole qui vient d’être dite. Celui qui dirige les échanges veillera au respect de la liberté de parole de chacun des intervenants. Dès lors, on peut poser la question : la liberté de parole est-elle bien le prolongement de la liberté de penser ? L’interrogation est renvoyée sur le questionneur et sur l’ensemble du groupe afin de susciter les échanges et trouver des réponses en son sein.

Bien qu’ancestrale et rituelle, cette méthode de questionnement préfigurait déjà ce que l’on appelle aujourd’hui les méthodes actives d’animation, pour un apprentissage expérientiel dont un des objectifs est de trouver les ressources chez celui-là même qui s’interroge. Le rituel franc-maçon provoque l’ouverture de la pensée pour aboutir au final à une parole libre de contrainte et une écoute attentive et respectueuse. Les temps de réflexion avant de prendre la parole, sont ménagés pour une intervention mieux construite, plus complète, exprimée clairement dans un climat de confiance absolue et de respect des pensées de chacun.

En Franc-maçonnerie, le débat philosophique favorise la confrontation aux autres pour une meilleure analyse de ses propres idéaux. Enrichi par la diversité de pensée des membres de la loge, le franc-maçon travaille tous les jours à sa liberté de pensée, à sa liberté absolue de conscience en s’adossant à ses valeurs.