Pour un avenir commun : la République


Discours du Grand Maître du Grand Orient de France, Jean-Philippe HUBSCH, prononcé devant le mur des Fédérés le 1er mai 2019.

Date parution : 03/05/2019

Il est plus d’un chemin dans ce cimetière du Père-Lachaise. Dans ce continent de mémoire, il y a plusieurs parcours qui convergent vers « le mur gris des vaincus de mai » (Séverine), qui mènent au « mur des Fédérés ».

Au long des années, les rassemblements qui se sont succédés nous ont permis d’en explorer quelques-uns – révolutionnaires, internationalistes, patriotiques, maçonniques – qui toujours conduisaient à la fosse commune qui s’est refermée sur tous ceux qui devant la défaite, avaient tenté de ressusciter la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792 pour retrouver un horizon de liberté. « Victimes sans nom et sans nombre » (Louise Michel) qu’on avait amenées là par charretées entières.

Le chemin que nous avons choisi d’emprunter aujourd’hui est un itinéraire républicain. 

Hippolyte Carnot, par son père le Grand Carnot, tout droit sorti de la Ière République,  nous conduit de 1848 à la naissance dans la douleur de la IIIe République. 

François-Vincent Raspail, des barricades de Juillet 1830 jusqu’au Gouvernement de la Défense nationale de 1870, incarne la volonté irréductible d’intégrer, d’amarrer fermement les masses ouvrières, les prolétaires, les plus démunis, au projet républicain d’émancipation sociale.

Louis-Antoine Garnier-Pagès, l’accompagne tout au long du même chemin, entraînant lui, toute une bourgeoisie libérale dans une adhésion opiniâtre à la liberté démocratique, à l’extension du suffrage, capables de féconder un peuple républicain souverain.

Camille Pelletan qui n’a pas participé à la Commune mais qui condamnera aussitôt la répression versaillaise et s’engagera de toutes ses forces pour l’amnistie plénière des communards expliquant infatigablement que la Nation doit réintégrer cette insurrection dans son histoire parce qu’elle est inséparablement, républicaine et sociale.

Ces quatre francs-maçons ont été de vrais « passeurs » de République. C’est parce que « les communards sont tombés pour la République et la Justice sociale » (Jean Jaurès) que la sanglante répression de la Commune est devenue un moment capital de notre histoire qui garde une place unique dans la mystique républicaine. 

Si la République continue d’exercer une certaine attraction symbolique sur les plus démunis, c’est sans doute grâce à cette histoire. La République est un « régime de dignité » (De Saint-Victor et Branthôme) capable de donner à chacun, si modeste soit-il, l’estime de soi, l’égalité théorique et la liberté.

Notre Constitution en a pris acte dans son article Ier : la France est une « République indivisible, laïque et sociale ». 

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À la question désormais classique de Régis Debray « Êtes-vous démocrate ou républicain ? », les francs-maçons répondent sans ambiguïté qu’ils sont républicains, et cette réponse était la leur, bien avant que la question ne fût posée.

La mémoire sert à lire le présent. 

Pour le républicain, aujourd’hui comme en 1789, la souveraineté nationale appartient au peuple tout entier. 

Le « peuple », c’est un concept politique. 

C’est le demos des Grecs, le populus romain C’est l’union de la partie la plus déshéritée et la plus nombreuse de la société, la plebs, avec une partie éclairée des classes supérieures, dans le but de construire l’unité de la Nation par l’exercice conjoint de la souveraineté. Elles se mettent ensemble pour déterminer l’intérêt commun et se projeter dans un avenir qui concerne la communauté civique en son entier. 

C’est le fondement même du projet républicain, qui s’appuie sur le sentiment d’appartenance au demos, à un certain corps collectif qui, depuis le XVIIIe siècle dans notre pays, est la Nation. En quelque sorte, c’est le résultat des efforts conjoints, de l’alliance, de Raspail et de Garnier-Pagès !… 

Ce corps collectif a besoin d’une mémoire, il a besoin de connaître son passé et de l’assumer, avec ses hauts et ses bas. C’est le rôle essentiel de l’école.

Or, on sait désormais que dans notre pays, les riches font « sécession » (Jérôme Fourquet). On assiste à un « séparatisme social » des franges les plus favorisées de la société qui se manifeste par des ségrégations multiples, territoriales, urbaines, scolaires, …
Ces élites, « mondialisées », n’hésitent d’ailleurs plus à admettre qu’elles ont davantage d’intérêts communs, qu’elles sont plus en affinité, avec les élites de Berlin, Londres ou New York, leurs pairs, qu’avec leurs compatriotes de Guéret ou de Longwy ! 
La conséquence, c’est qu’une grande partie de la population se retrouve reléguée dans des périphéries par un système économique, une politique et des lois qui n’essaient même plus d’incarner un intérêt qui serait commun à la communauté civique, à la Nation. 

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Le projet républicain, c’est d’abord une certaine idée de la liberté. 

La liberté républicaine a ceci de commun avec celle des libéraux qu’elle place les libertés individuelles au fondement de l’organisation politique de la Cité. 

La liberté des libéraux veille surtout à ce que rien ne vienne limiter l’exercice des droits des individus. Celle des républicains veille davantage à empêcher toute domination, objectif qui n’est possible que si un sentiment d’appartenance civique suffisant existe pour l’accepter. Cette communauté civique a l’ambition d’unir des citoyens qui jouissent de la même liberté au sein d’un espace politique commun.

Cette non domination politique repose sur l’égalité, sur une réelle égalité des chances entre les individus. 

L’égalité des droits, proclamée par l’article 6 de la déclaration de 1789 ne peut tolérer aucune différence de traitement, favorable ou défavorable, fondée sur les origines, ethniques, sociales, religieuses, pas plus que sur le sexe… 

L’égalité des droits s’oppose aux discriminations, qu’elles soient positives ou négatives. Elle entend s’appuyer sur des dispositifs méritocratiques efficaces, donc encore une fois, sur une école efficace.

Au-delà de ce principe de base, l’égalité des droits doit évidemment savoir s’accompagner de politiques de promotion sociale actives. L’égalité des chances doit être complétée par des dispositifs d’aide et d’incitation en amont et par des mécanismes de rattrapage et de recours en aval qui permettent de distribuer une réussite sociale renouvelée pour que la collectivité reste en projet et que chacun se sente concerné par son avenir.

De ce point de vue, la menace la plus grave pour la démocratie provient beaucoup moins de l’inégalité des richesses que du recul ou de l’abandon des institutions publiques dans le cadre desquelles les citoyens peuvent se rencontrer en égaux, se sentir traités en égaux. 

La meilleure façon de promouvoir le principe d’égalité, c’est de limiter l’extension des domaines où les mécanismes du marché s’appliquent intégralement. 
En empêchant ainsi que certains biens sociaux soient purement et simplement transformés en marchandises, on crée un espace de vie où l’argent a moins d’importance, où il est moins déterminant dans les échanges humains et donc, où les inégalités de revenus sont moins ressenties. 
C’est ce qu’on désigne globalement du nom générique de « services publics ». Ils sont le cœur même du projet républicain.

Bien entendu, cela n’interdit pas de s’efforcer de réduire les inégalités de revenus mais c’est bien en développant des espaces de vie commune affranchis des inégalités de richesses, des espaces du « public », que la République fera progresser l’égalité sociale et civique. 

En République, c’est la citoyenneté qui confère l’égalité.

Le modèle qui se répand au niveau mondial, et dans notre pays, c’est celui d’un recul continu du « commun ». 
Les classes les plus privilégiées se retirent de la vie commune et ne voient donc plus pourquoi elles devraient payer pour des services publics qu’elles n’utilisent plus. 
Leur sentiment d’appartenance au demos, à la Nation, s’affaiblit, l’État se vide de sa substance et on assiste à un creusement des inégalités qui entraîne une dangereuse radicalisation antidémocratique de la société.

L’idée de fraternité est la moins juridique de notre triptyque républicain.

C’est d’abord l’expression d’une commune appartenance : ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous oppose, ce que nous mettons en commun nous enrichit collectivement mais enrichit aussi chacun de nous. 

La fraternité s’exprime ensuite par la solidarité qui impose de faire fonctionner l’ « ascenseur social », les politiques d’inclusion, de lutte contre la pauvreté, de protection sanitaire et sociale, avec une grande ambition méthodique d’intégration. 

La laïcité, c’est un ensemble de principes juridiques destinés à assurer le primat de la liberté de conscience dans la vie civile. Elle assure l’égalité de toutes les options spirituelles au regard de la loi et donc, l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions ou leur religion. 
La République est un projet universaliste, une ambition perpétuelle d’élaboration du lien civique par-delà les assignations identitaires de chacun, dans la recherche et la préservation de ce qui est commun à tous et la laïcité c’est l’outil juridique qui permet de créer cette communauté politique des citoyens dans laquelle nul ne sera plus tenu de se définir en fonction de ses appartenances ethniques, culturelles, religieuses, sociales ou autres. Pour pouvoir s’imposer à l’ensemble des citoyens, la loi commune doit donc éviter de se référer à telle ou elle option particulière pour travailler à l’universalité de ses propositions. Elle repose sur une éthique de séparation rigoureuse

Les agents de la sphère publique, que ce soit au travers des règles qu’ils instituent, des fonds publics qu’ils utilisent, des procédures qu’ils mettent en œuvre ou des décisions individuelles qu’ils prennent, doivent être indifférents aux diverses appartenances ethniques, religieuses ou sexuelles et, réciproquement, nul ne doit pouvoir exciper de ses choix privés pour se soustraire à la règle commune. 

Dans le projet républicain le rôle de l’école, que j’ai déjà évoqué au passage, est essentiel. 
L’École de la République s’est longtemps voulue protégée et, un peu sur le modèle de l’Institution judiciaire, elle s’imaginait volontiers comme une autorité indépendante, c’est-à-dire à l’abri du pouvoir politique en place, des pouvoirs locaux, des pressions de la société civile – familles, opinions, médias, pouvoirs économiques -, des associations politiques, idéologiques et religieuses, bref, elle se pensait comme un « sanctuaire » !…

Transmettre savoir et culture à chaque enfant, rechercher l’excellence à tous les niveaux, servir d’ « ascenseur social », promouvoir l’égalité des chances, fonder ainsi l’idée de république, infuser le sentiment d’appartenance et, selon le mot de Condorcet, « éclairer les hommes pour en faire des citoyens », telle était sa mission.
On sait qu’elle est aujourd’hui en difficulté dans sa lutte contre l’échec scolaire et sous l’influence pressante de la Stratégie de Lisbonne qui voudrait en faire une entreprise, parmi d’autres entreprises de formation, « tirée par le marché ».

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La mémoire, cela sert à lire le présent. Ce qui fonde l’idée de République, son existence même, c’est la confiance dans l’avenir républicain.

Cette confiance est aujourd’hui profondément perturbée par de nouvelles crises, multiples mais toutes liées. Celle du néo libéralisme, celle du rejet de la représentation politique, celle des menaces terroristes, de la fragmentation identitaire. 

Les troubles sociaux qui secouent actuellement notre pays s’analysent parfaitement bien dans ce contexte. La tradition républicaine française, à travers le « peuple », associe toujours étroitement le politique et le social.

C’est ainsi qu’on assiste à une lutte sociale qui a fait le choix délibéré de s’exprimer en terme politique. 

En choisissant de s’exprimer en terme politique, en tant que peuple il décide de se battre pour la justice sociale, pour la dignité, contre la relégation et le mépris social, par un appel solennel à la politique. 

Cet aspect est rarement commenté pourtant le message fondamental des ronds-points est un message adressé à l’État, adressé au chef de l’État. Il exprime un immense désir d’État en même temps qu’une défiance radicale envers la politique et le personnel politique. 

Ce mouvement, en dépit de ses dérives inacceptables, reste imprégné d’imaginaire républicain. Il demande le retour de l’État dans la gestion d’une économie en proie à d’interminables désordres, et dont les conséquences sont toujours plus insupportables pour une partie de plus en plus importante de la population. 

Or, l’État n’est plus capable de répondre à cette attente. 
Il a perdu la plupart de ses moyens d’action face à la mondialisation néo-libérale qui a détruit presque toutes les solidarités. L’État, acteur historique garant de la communauté politique des citoyens, avec tous les liens d’appartenance qui l’accompagnent, se trouve de plus en plus gravement affaibli et sans volonté. 

On assiste ainsi dans l’impuissance à une véritable atomisation du social, à sa fragmentation dans les identités les plus diverses, à la vague déferlante des droits subjectifs qui minent le « commun », à des relégations sociales, territoriales, à l’abandon, à la paupérisation de pans entiers de la population qui se paient d’un mouvement de réassignation identitaire et communautaire incontrôlable.
C’est ce qu’Alain Supiot appelle le grand « retour des liens d’allégeance » qui constituent, à l’évidence, une contestation et une attaque frontales du projet républicain. 

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L’idée républicaine, à laquelle est toujours associée l’idée de « vertu », la notion d’engagement civique est-elle utopique ? Est-elle réactionnaire ?...Elle est sans doute le dernier rempart politique contre le rétablissement de la « loi de la jungle » parce qu’elle est capable de redonner des « valeurs communes » à la collectivité. Dans le désordre mondial actuel elle peut sans doute ramener de la confiance en l’avenir et le sens du collectif.

Si la République, est capable de se ressourcer vraiment autour de la recherche d’un intérêt général authentique qui, moins que jamais, ne pourra se réduire à la somme des demandes individuelles, catégorielles et communautaires, alors l’idée républicaine pourra à nouveau contribuer à créer du « commun », et à  retrouver les chemins d’un projet politique universaliste d’émancipation sociale.